Marie Ndiaye a reçu le prix Goncourt 2009 pour "Trois femmes puissantes". Je viens d'entendre sa voix si particulière, si douce, sur France Inter. En soi, je me fous bien de ce prix, mais je suis heureuse qu'il couronne ce livre, magnifique, douloureux, et cette écriture si dénuée de fioritures et de manières. "Je vis ce prix comme la récompense de 25 ans de métier" a t-elle commenté, calmement, posément, sans fausse modestie, sans euphorie non plus. Marie Ndiaye me fait un peu penser à Herta Müller, la prix nobel de littérature 2009, elle aussi berlinoise, qui réagissait de manière très distante vis à vis de la grande excitation médiatique. “Je suis la personne que je suis et avec ce prix je ne vais devenir ni meilleure ni pire. Ce prix, ce sont mes livres, mais ce n’est pas moi. Cela reste quelque chose d’extérieur, ma chose intérieure c’est l’écriture, cela seulement m’équilibre.” Marie Ndiaye travaille à une œuvre depuis qu'elle a 17 ans. Elle possède cette assurance de ceux qui n'ont pas besoin de la reconnaissance, sûre d'elle même mais pas fanfaronne. Il y a quelques semaines je l'ai rencontrée dans son appartement de Berlin Ouest pour un entretien croisé avec son compagnon, Jean-Yves Cendrey dont le roman Honecker 21 venait aussi de sortir. Depuis deux ans le couple d’écrivains et leurs trois enfants ont (re)posé leurs valises dans la capitale allemande. Lui aime les digressions, les images littériaires, les phrases à tiroir, se laisse déborder par ses mots. Un généreux. Elle s'exprime à l'économie, avec précision, sans jamais se laisser emporter par le flot. Pendant presque trois heures, très loin du tumulte éditorial parisien, nous avons parlé d'écriture, d'histoire, de Berlin, d'architecture, de cuisines intégrées, et de la langue allemande.
Vous aviez tous les deux déjà vécu à Berlin en 1992-1993, dans la foulée Jean-Yves Cendrey, vous aviez écrit "Oublier Berlin". Que fallait-il oublier à l'époque, et pourquoi être revenus aujourd'hui?Jean-Yves Cendrey : Avant la chute du mur on venait régulièrement et on aimait beaucoup cet endroit, son étrangeté. C'était la seule grande île au centre de l'Europe. Et quand on y venait par le train, je me souviens parfaitement comment le train ralentissait puis se plissait entre deux pans de mur. Et puis les Vopos montaient avec des chiens, démontaient les toilettes, les plaques, ils faisaient flairer un peu dans tous les coins. Dans ces trains il y avait cette ambiance Mittleuropa très étrange avec des petits napperons, des dames un peu girondes avec des tabliers blancs. Puis d'un seul coup, dans Berlin Ouest, c'était vraiment autre chose. On ne comprenait pas bien où on était. Après la chute du mur, on est revenus assez gaillards et contents. Il y avait une familiarité avec les choses. Nous sommes arrivés dans des conditions dantesques, avec du verglas, de la flotte, et on s'est échoués dans une ville qui était lugubre, à l'humeur maussade. Récemment dans le Monde 2 Wim Wenders évoque Berlin, et il dit "1993 tout le monde était de mauvaise humeur". Et c'est vraiment ça. A l'époque c'était franchement agressif. Et moi ce qui m'a fâché violemment c'est le sort que Berlin faisait à ma femme métisse, lui interdisant de vastes quartiers de la ville, notamment à l'est, et nos amis qui réagissaient peu. Marie était enceinte, plus vulnérable encore.
Marie Ndiaye : A l'époque c'était très rigide. Quand on ne comprenait pas vite, les gens étaient très impatients, maintenant je trouve que c'est plus calme, bienveillant.
JYC : On pouvait entendre Franzosen Raus. A l'époque en France c'était la montée du Front national, nous on était un peu partis pour ça. Et on arrive là... Dans "Oublier Berlin", j'ai pris Berlin comme une vieille amie qui tourne mal et avec laquelle je me suis véritablement fâchée. Pour essayer d'adoucir les choses, je tenais un journal avec les yeux de ma fille d'un an et demi. Mais le jour où une jeune Africaine enceinte, comme l'était Marie à l'époque, a été massacrée à coups de pied dans le ventre par une bande de skins je crois que c'était à Erfurt, là on a décidé de plier, extrêmement déçus.
Il y avait des choses qui vous attiraient aussi quand même dans cette ville malgré tout ça?
MN : Oui, et c'est ce qui fait que finalement on y revient, l'attitude très tranquille, très détendue vis à vis du travail, des contraintes, tout cet aspect là qui était là déjà, et plus encore même que maintenant.
Qu'est ce qui vous a décidé à revenir?
MN : Ca faisait un moment qu'on avait envie de s'en aller. Et on avait plus du tout envie d'être en France, on s'est souvenu de Berlin, j'y avais fait un saut il y a un peu plus de deux ans et ça m'avait plu, je m'étais dit peut-être que notre histoire avec Berlin n'est pas finie. On a senti qu'il y avait quelque chose à refaire avec Berlin et qu'il y avait des chances pour que ça se passe mieux cette fois ci. Et c'est le cas absolument. On est là depuis deux ans et on n'a pas du tout envie de rentrer.
JY : Si on tire la métaphore, la vieille amie malpropre et grincheuse, au sens moral du terme, s'est refait la façade et pas qu'un peu. Elle est redevenue pour nous l'aimable personne qu'on connaissait. Beaucoup de gens qui vivent là vivent sur un rythme idéal qu'on ne trouve pas dans d'autres villes européennes. On a vécu deux ans à Rome. Là-bas c'est facile, on flotte. Berlin est une ville beaucoup plus physique. Je ne comprends pas du tout les gens qui viennent quatre cinq jours à Berlin et qui disent "je suis tombé amoureux de Berlin". Je trouve que ça n'est pas du tout une ville aimable au sens premier du terme mais elle le devient. Berlin n'a pas un décor. C'est une ville extrêmement plate, avec des perspectives cinématographiquement géniale, avec une puissance de lignes et de tracés. Moi j'adore ça mais par exemple je déteste cette île aux musées, je trouve incroyable de prétention.
Honecker 21 se lit comme une balade moderne dans Berlin ouest, de la Teuffelsberg au Landwehr Kanal. Mais le héros bute en permanence sur l’histoire, comme si la géographie de la ville ne se lisait qu'à travers les siècles.. Est-ce comme ça que vous percevez Berlin?
JYC : Récemment nous sommes tombés sur le Gleis 17 de la station de Grunewald. Nous on ignorait qu'il y avait ça. L'endroit est plutôt sympathique, bourgeois, vaguement ennuyeux, les jolies maisons avec des parcs entretenus à l'extrême. Et puis là, la gentille petite station de Grunewald. Et tout à coup Gleis 17, sans autre indication, on bute sur l'histoire, on est sur le quai le nombre des morts s'aligne. Et il y a des trains qui passent, la ville contemporaine est là. C'est une ville qui oblige à penser mais qui n'est pas nostalgique, elle a été tellement détruite qu'elle est obligée d'aller de l'avant alors qu'il y a des villes qui ne jugent que par le passé et au bout d'un moment ça en devient précieux. A Berlin on fait encore ce que l'on veut.
Pourquoi avoir choisi Honecker, un nom si chargé d'histoire ici, pour le personnage principal de votre roman?
JYC : Je voulais un personnage le plus ordinaire possible. Mon personnage n'avait encore qu'une lettre comme nom, ce n'était pas décidé. Et puis en allant au supermarché j'ai vu sur le revers de la veste d'une caissière le nom "Honecker" et je me suis dit, voilà, ce nom qui avait auparavant une signification forte, peut maintenant être dissous dans la vie ordinaire. Quant au 21, c'est aussi pour ces vingt et un chapitres moins uns, celui qui renferme le mystère du personnage.
Sans vouloir tisser des liens artificiels entre vos deux romans, tous les personnages y sont très seuls, leur combat est intérieur. Honecker en souffre, les personnages de Trois femmes puissantes y puisent plutôt une force. Est-ce que vous vouliez explorer particulièrement la notion de solitude ?
MN : Je ne crois pas qu'on ait fait en sorte de mettre en scène des personnages solitaires. Ca s'est fait comme c'est venu sans que ce soit une intention. Dans la plupart des livres qu'on a écrits, les personnages sont assez solitaires. Mais ça nous a amusés de constater que nos deux personnages, (Rudy dans Trois femmes puissantes et Honecker dans Honecker 21, ndlr), étaient très semblables alors qu’aucun de nous n’avait dit quoi que ce soit à l’autre pendant l’écriture.
Mais là, on retrouve également cette solitude dans l'écriture, dans ces monologues intérieurs, fait des sensations et de pensées pas forcément cohérentes...
MN : Ces histoires de ces deux hommes sont écrites au "il" mais c'est comme le" je" parce qu'on ne quitte jamais l'intériorité du personnage. C'est amusant d'essayer de se mettre dans la peau, l'esprit, le corps d'un personnage inventé, et même de l'autre sexe. Ne faire qu'un avec lui et se glisser dans ses pensées et de ses impasses.
Pourquoi avoir choisi un récit en trois histoires, reliées par un lien très ténu?
MN : Au départ j'avais l'idée de faire qu'une seule histoire dans laquelle j'essaierais d'imbriquer les deux autres mais ça me paraissait trop artificiel. J'ai préféré les trois parties en tissant une sorte de lien, de pont qui relève du détail. Les histoires sont liées moins par ces liens là que par des récurrences d'image comme l'oiseau ou l'exil.
Où se situe la puissance des ces trois femmes aux destins douloureux? Vient-elle de cette capacité à rester droite malgré tout?
MN : Oui, c'est ça. La puissance est intérieure, comme dans cette troisième histoire où Khady est objectivement humiliée, mais à l'intérieur, elle a cette force qui fait qu'elle n'est jamais vraiment être atteinte.
Dans vos deux romans, la famille est très présente, chacun porte son histoire familiale, sa filiation comme un poids. Honecker a du mal à trouver sa place de père, de mari. Est-ce si difficile de faire une famille?
JYC : Honecker, comme le personnage masculin de Marie, c'est vraiment un prototype d'homme contemporain pris dans des questionnements complexes : est-ce qu'ils doivent être des pères complets, ne pas ressembler au leur... Dans une société où le travail les met dans un système concurrentiel, ils ont à tenir des places nouvelles avec les femmes, les enfants tout en étant encore embarrassés de leur héritage viril. C'est l'histoire de ces trentenaires contemporains qui flanchent, qui croient voir dans les objets les preuves de leur réussite, de leur installation, de leur couple alors que quand est amoureux, c'est très simple, on se balade main dans la main, on mange deux pommes et voilà. Pourquoi cet homme (le personnage Rudy de Trois femmes puissantes) vend des cuisines? Parce que la cuisine est le reflet d'une sorte de prétention à une forme de réussite sentimentale.
Dans Trois femmes puissantes, c'est un des seuls passages drôles, ce moment où Rudy constate le désastre de la cuisine intégrée qu'il a installé?
MN : Oui, parce que c'est très symptomatiques de nos sociétés. Ces cuisines, où il y a trop de feux, où on ne sait plus comment allumer ou éteindre, ce sont des cuisines professionnelles pour des gens qui se font des pâtes.
Comment est-on écrivain dans un pays dont on parle mal la langue?
MN : Moi j'aspire vraiment au temps où je maîtriserai assez bien la langue pour régler les problèmes de ce genre (connexion internet, ndlr), pour comprendre un peu mieux les choses. En fait rien n'est grave puisque nous n'en avons pas besoin dans notre métier. Mais on ne peut pas vraiment aller au théâtre, il y a toute un sociabilité qui nous échappe même si plein de gens parlent anglais, voire français. Mais quand même ça n'est pas pareil.
JYC : Sauf que c'est un effort supplémentaire que Marie a fait, on est allé ensemble à la Volkshochschule. Et moi qui déteste le scolaire, j'ai quand même reconnu l'école et au bout de quelques semaines j'oubliais toujours que c'était le moment d'y aller. Il y avait des devoirs à faire, avant de partir je copiais sur Marie et j'ai trouvé que c'était un peu puéril à mon âge de continuer comme ça...
A lire "Trois femmes puissantes" de Marie Ndiaye, chez Gallimard
"Honecker 21" de Jean-Yves Cendrey chez Actes Sud
6 commentaires:
merci pour cette interview! Je vais lire les deux bouquins. Et j'ai pensé à toi, aujourd'hui, quand j'ai appris qu'elle habitait Berlin!
Bien à toi et merci encore pour ton blog que je lis régulièrement
pascal
j'ai découvert ce blog grâce à pascal et j'en suis bien contente. et merci pour cette belle interview de marie n'dyaye et d'yves cendrey.
bonjour
j ai aussi découvert ce blog via pascal
et je suis aussi a berlin
pour le théatre en novembre, j'attend avec impatience le dernier spectacle d'achim Freyer The Fall of the House of Usher à Potsdam.
as tu une page FB ?
Pascale (de Berlin)
Très bon et intéressant interview !
Matthieu
Belle rencontre et super entretien avec Marie Ndiaye Le livre est magnifique. Merci pour ce bon moment. J'irai plus souvent sur ton blog.
Bienvenue à tous ceux/celles qui ne connaissaient pas le blog, et merci à Pascal pour son beau rôle de passeur curieux et à l'écoute. Grâce à lui je connaissais déjà le blog de Martine, que je lis régulièrement.
Contente aussi de faire la connaissance de PascalE, à qui je dois répondre que non je n'ai pas de page Facebook mais qu'on peut se retrouver un jour quelque part dans une salle de théâtre. Bonne continuation à tous et toutes. ici il est 16h30, il fait nuit (presque) et il neige...
stéphanie
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