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jeudi 29 octobre 2009

Lutz Förster sans Pina

Photo © Anna von Kooij
Les cheveux blonds teintés sont tirés en arrière, le visage est fardé, son corps si élancé flotte dans un costume sombre à rayure. Rien ne vient distraire du visage et des mains de Lutz Förster, taches claires dans ce décor tendu de noir. "Vous savez, le grand, avec le grand nez". C'est ainsi que Pina Bausch l'avait décrit à son professeur de danse à l'école de Essen. Elle avait besoin de jeunes danseurs pour sa nouvelle production. Il avait 23 ans, elle était déjà établie. Il lui a consacré sa vie d'interprète malgré des escapades américaines aux côtés de José Limon ou Robert Wilson. Il est effectivement très grand Lutz Förster, son nez aussi mais ce sont les bras qui frappent. Démesurément longs, comme ceux de Pina, ils semblent avoir été créés pour s'agiter dans l'espace, prolonger la grace de l'épaule jusqu'à une main papillon. A 56 ans Lutz Förster ne danse plus beaucoup, enseigne surtout. Sa carrière d'interprète est derrière lui. Alors il se retourne, invité par Jérôme Bel à se raconter depuis les premiers cours de danse de salon jusqu'aux tournées internationales du Wuppertal Theater. Il se retourne et raconte, danse parfois. On se demande à quel point il a du chercher, travailler sa mémoire, retrouver le nom des pas. Ou si tout ça est gravé, comme un chanteur qui n'oublierait pas les paroles de ses premières compositions. Lutz Förster danse peu dans ce solo. Mais il n'abandonne pas l'espace, tient la scène avec trois fois rien de mouvement. Une chaise et un micro sont les seuls artifices mais il s'en saisit avec l'aisance d'un acteur de théâtre. Le danseur allemand nous parle en anglais, filtre étrange pour s'exprimer face au public berlinois. L'interprète n'est-il pas éternel apatride, cerné d'autres danseurs du monde entier, ballotté de compagnies en chorégraphes du monde entier, adaptable aux pas comme aux langues. Lutz Förster avoue qu'il aime "parler" sur scène, fulgurance apparue lors d'une des premières productions de Pina Bausch. Jérôme Bel se saisit de ce plaisir de se raconter pour continuer son cycle sur les interprètes commencé en 2004 avec Véronique Doisneau, danseuse de l'Opéra de Paris, puis Pichet Klunchun, danseur et chorégraphe thaïlandais et Cédric Andrieux. Je n'ai vu aucune de ces pièces alors je me contente de trouver magnifique cette idée de laisser parler les interprètes, de remonter le fil de leur histoire, d'avoir devant soi la vie d'un homme qui se raconte après s'être longtemps effacé derrière des figures d'exception. Dans une génération d'artistes où le soi devient inspirant, Jérôme Bel jette un regard touchant sur ces interprètes stars qui se sont mis au service d'un chorégraphe. C'est l'histoire d'un don de soi : de sa technique mais aussi de ses émotions, de ses improvisations. C'est le parcours d'un homme qui se construit au gré des rencontres et des hasards. Une critique allemande acerbe, Wibke Hüster, reproche au danseur de ne pas "expliquer pourquoi il a fait le choix du Tanztheater", ou de ne pas aborder son homosexualité. C'est que justement Jérôme Bel nous évite l'hagiographie, le pompeux discours des artistes qui se réinventent a posteriori. Lutz Förster n'offre pas une auto-grille d'analyse, il se contente de reprendre presque scolairement, les dates, les lieux, les répétitions, les productions. Tout ce qui fait la matière, le quotidien d'un interprète, aussi talentueux et demandé soit-il. Il lève à peine le voile de son intimité, parce que finalement elle est toujours passée après. Il est question de don, de soumission, de rebellion parfois. Lorsqu'il claque la porte en plein milieu d'une production de Pina il se trouve "enfantin", "capricieux" mais c'est bien tout ce qui lui reste de liberté. Au milieu des années 80 il a quitté pour quelques années Wuppertal, direction New York. Il danse entre autres pour la José Limon dance company, et puis c'est le moment de la rencontre avec Bob Wilson, si brillant, si talentueux, si séduisant. "Enfin un homme après toutes ces années à travailler avec des femmes" lance t-il. Mais malgré la distance, celle qui l'habite c'est Pina. Après les années folles new yorkaises, le danseur s'essouffle, le sida frappe ses proches. Il retrouve refuge à Wuppertal où Pina le reprend. Les choses ont changé, mais lui continue à lui dire "je veux danser tes pas bien sûr". Rien sur la mort récente de la chorégraphe. Par pudeur peut-être ou simplement parce que ce solo a été monté "avant". Mais en creux, c'est bien la relation entre un danseur et une chorégraphe qui se dessine, un quart de siècle de relations tumultueuses, lassées, fatiguées, ravivées, comme un vieux couple. On devine à son émotion, qu'à 56 ans, Lutz Förster danse maintenant au milieu des disparus. Ce solo est aussi pour eux.
"Lutz Förster" de Jérôme Bel a été présentée la semaine dernière au Hebbel am Ufer et sera également jouée lors du Tanzkongress 09 à Hambourg, le 6 et 7 novembre, au Kampnagel.

A lire la critique de
"Pichet Klunchun and myself" sur le site du Tadorne
Et celle de "Véronique Doisneau" en anglais sur le blog Reflection on dance
"Cédric Andrieux" sera présenté au festival d'Automne de Paris du 14 au 16 décembre au Théâtre de la Ville.
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mardi 30 juin 2009

Je n'aurai jamais vu danser Pina Bausch


Pina Bausch s'est éteinte à l'âge de 68 ans. Sûrement la plus grande chorégraphe allemande. Ce matin Sasha Waltz lui écrit une lettre :
"Liebe Pina,
du warst die wichtigste Bezugsperson für so viele Tänzer, Choreographen, Regisseure, Bildende Künstler. Dein großes Herz und deine Neugier, deine tiefe Humanität, deine Offenheit hat Ausdruck gefunden in deiner Arbeit, deinen vielen unbeschreiblichen Stücken aber auch in den letzten Jahren in deinem „Fest mit Pina“, wo du uns alle an deinen Tisch geladen hast, mit dir das Leben und den Tanz in all seinen Schattierungen zu feiern.
Ich versuche meinen Kindern zu erklären, wer du bist und kann nur sagen: Sie ist die Mutter des modernen Tanzes in Deutschland.
Sasha"
"J'essaie d'expliquer à mes enfants qui tu es et je peux juste leur dire : elle est la mère de la danse moderne en Allemagne".

France culture publie un très bon dossier sur son site.

Je joins également un article de Vincent Dieutre, paru en 2008 dans les Lettres françaises et repris ce matin par l'Humanité. Il dit bien ce que représentait la danse de Pina Bausch et ce qu'elle était devenue aujourd'hui.

"Voilà, je l’ai reçu ! Le programme de la prochaine saison du Théâtre de la Ville et le formulaire d’abonnement sont arrivés, signalant doucement dans la boîte à lettres la fin du printemps. Comme chaque année depuis bientôt dix ans, je vais l’éplucher patiemment. Comme chaque année, je vais tout de même me dépêcher ; on ne sait jamais, d’autres pourraient me doubler et rafler la place tant attendue, celle pour laquelle on se donne tout ce mal, celle pour laquelle on ne préfère pas miser sur des complicités au bureau de presse, celle pour laquelle, finalement, on a commencé de s’abonner : la place pour le prochain spectacle de Pina Bausch qui immanquablement viendra couronner la saison, début juin et que, pour rien au monde, on ne raterait…
Mais cette année, un doute me saisit alors que je coche dans un geste quasi machinal, sans même avoir regardé ce que je choisirais parmi les dizaines d’autres spectacles proposés, la case Pina B. Oui, je ne sais finalement pas pourquoi j’y mets cette urgence fébrile, pourquoi je n’y regarde pas à deux fois. Une pensée me vient que je vous soumets comme elle arrive, en forme de méditation de rentrée…
Je ne m’étendrais pas sur le travail de Pina Bausch : on a déjà tant écrit dessus, ni ne tenterais un énième panégyrique d’une oeuvre « incontournable » (comme on disait au XXe siècle) ; non, ce qui me turlupine, c’est essayer de comprendre ce qui, quasiment trente ans après le cataclysme inaugural que fut pour moi la rencontre avec Nelken dans la cour d’Honneur du palais des Papes d’Avignon, résiste encore non seulement à l’oubli, l’érosion, l’affadissement, mais aussi et surtout à l’irruption d’autres figures, plus tranchantes, dans le champ de mes expériences esthétiques. Et ne croyez pas qu’il s’agisse là d’une préoccupation singulière ou d’une fidélité égoïste aux engouements d’un autre temps ; cette année encore, j’ai pu le constater en laissant vaquer mon regard sur les spectateurs présents lors de la dernière migration parisienne de printemps du gang de Wuppertal : tous sont comme moi, tous attendent le miracle imperturbablement, tous savent pourtant qu’ils n’en recueilleront plus que les échos fanés, tous pourtant seront encore là l’an prochain, et tous n’en retireront qu’une amère certitude : ça n’est plus ça… Mais…
Oui, je les regarde qui applaudissent mollement ou, comme moi, pas du tout. Chaque année, il s’en trouve bien quelques-uns (des nouveaux sûrement, ou des trop jeunes pour savoir…) qui se lèvent et hurlent d’enthousiasme, mais les printemps passant, ils se font plus rares, plus isolés et nous, les blessés, les observons avec envie. Comme à chaque fois Elle va venir saluer, sans conviction dorénavant : Elle aussi Elle sait… on dirait qu’Elle n’y croit plus et qu’Elle s’étonne de notre acharnement à être là, Elle qui y est si peu. Mais Elle le fait pour ces incroyables danseurs qu’Elle a amenés encore une fois à donner tout ce qu’ils ont d’énergie désespérée, malgré tout.
Quelquefois, on y a cru à nouveau : c’était reparti comme en soixante-quatorze. Mais une réalité s’impose : du mythique Tanztheater de Wuppertal des années 1975-1985 ne reste plus que ce grand déballage annuel en forme de revue éparse, dont, certes, quelques numéros continuent de déchirer l’âme et le ciel de la routine culturelle, mais dont chacun de nous devine qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il y a eu l’année où Elle a dansé pour la dernière fois (Danzon) et où je vis une salle entière en larmes, puis ce fut tout le noyau d’origine qui se retira progressivement, puis cette sorte de perfection formelle aphone et insistante, qui continue de se déliter somptueusement printemps après printemps, de résidences de travail (Palerme, Sao Paulo, Istanbul, etc.) en irruption anecdotique de nouvelles têtes (corps ?) surdouées.
Pina paie-t-elle le crime d’avoir touché trop profond le nerf de son temps, en une décade de surchauffe artistique où le Tanztheater aurait représenté par trop foncièrement le malaise d’un moment de l’Europe pour que l’intensité inouïe des expériences menées puisse s’installer dans le long terme de l’institution ? Déjà, alors qu’elle tournait Un jour, Pina m’a demandé en 1982, Chantal Akerman affirme avoir été quelque peu effrayée par l’incroyable puissance démiurgique du « système Pina » alors à son paroxysme, par sa terrible et évidente urgence… Je la comprends mieux aujourd’hui quand je constate que les simples bribes de cette urgence, traînant encore çà et là au détour des déceptions annuelles programmées, arrivent encore à nous secouer comme les répliques d’un séisme perdu. Faut-il y voir un « cas Pina Bausch » comme Nietzsche décrivait un Cas Wagner ? N’observe-t-on pas cette dimension déceptive chez tous les « grands » de la modernité (et, côté cinéma, chez le Godard d’après Passion) ? Faut-il savoir se départir un jour d’une oeuvre d’art total fondatrice et irrémédiable comme seul sait en générer l’art allemand ? D’où vient notre acharnement à la vouloir réanimer alors qu’elle gît là, sur la scène, sous perfusion, à peine agitée de spasmes déjà nostalgiques… Le pire étant que je ne suis pas très « danse »…
Vient-on payer une dette ? Non, c’est autre chose… Depuis longtemps, d’autres sont venus, Keersmaeker, Lauwers, Vandekeybus, renouveler le contingent des admirations folles. Mais ce que je dois à Pina, c’est bien plus que de m’avoir, à vingt ans, révélé le monde et la beauté des choses… C’est aussi et surtout, dans l’étourdissant succession des révélations de saison qui nous enivre tous, de revenir chaque année à l’orée de l’été faire état modestement de la douceur du retrait, d’en exposer sans reniement aucun l’ingrate subtilité. Peut-être se trouve-t-il là le secret de notre fidélité fiévreuse : nous tous, tapis dans le noir, n’attendons rien de cette création annuelle qu’on sait déjà moins forte que la précédente, avec l’inéluctable pertinence d’une marée basse. Mais si nous sommes là, sans acrimonie, à ne rien vouloir perdre de cet effacement, c’est que, cette année encore, Pina et les siens nous inviteront à maintenir le cap du « pourquoi ? » quand les « pourquoi pas ? » nous rongent, à nous remettre au diapason d’une certaine exigence pérenne souvent mise à mal par l’inflation des radicalités.
À l’année prochaine, si tout va bien : je viendrais encore prendre des nouvelles, pas toujours bonnes, de la défaite des corps et des villes traversées ; tendrement, j’en profiterai pour réapprendre de Pina et de sa lassitude entêtée à quelle hauteur je dois placer la barre. Il en va de ma vie.
Vincent Dieutre".
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