Regard curieux sur une capitale en MOUVEMENTS

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jeudi 20 mai 2010

Trust - Le temps d'aboyer est venu

Les silhouettes se liquéfient sur les chaises. Impossible de tenir, ils glissent, corps mous sans prise sur le réel. "Et si je partais, cela ne changerait rien, Et si je restais, cela ne changerait rien..." égrène un acteur au micro. Finalement tombés de leurs chaises, les corps ne trouvent toujours pas l'équilibre, marchent, tombent, se retiennent les uns aux autres, puis s'effondrent, tendent une main pour être aidé, puis la bonne âme qui s'avançait fait volte face au dernier moment. "Oublie finalement tout ce que je viens de te dire (....) trop compliqué, ne changeons rien, laissons les choses comme elles sont". Les mots de Falk Richter, les mouvements chorégraphiés par Anouk Van Dijk disent l'impuissance. Rien ne sert à rien, la société nous dépasse, nous avale, aspire nos velléités, paralyse nos élans. Alors finalement “fais tes valises... et reste” crie t-il là bas. Non, rien ne sert de se séparer, rien n’est à remettre en cause continuons comme avant, malgré la crise et les dollars qui flambent aux quatre coins de la planète, malgré les frustrations et les incompréhensions. La pièce Trust a été créé au moment du crash boursier des Lehman & brothers. Un an après, en ces temps de débandade de l’euro et de tragédie grecque, Trust résonne encore plus fort.De lui j’avais déjà beaucoup aimé "Im Ausnahmezustand" où une famille se recroquevillait dans son délire sécuritaire, jusqu’au dessèchement. Falk Richter sera cet été invité à Avignon avec cette pièce et aussi celle montée par Nordey, Secret Garden. Allez découvrir cet auteur qui a la bonne idée de mettre ses textes en ligne, de communiquer sur ces projets, de donner toutes les portes d’entrée de son travail sur son site, dans une démarche non pas narcissique, mais ouverte. Falk Richter décrypte le monde tel qu’il va et l’issue est sans espoir. Et pourtant nous aimerions croire au tangible, à un ordre juste, à l'amour. Nous aimerions CROIRE. Mais non, nous voici en état d'inconfiance. Le texte scandé met en parallèle le capitalisme qui marche sur la tête et la relation de couple engluée dans son ordre bourgeois. Point commun : l’argent qui tient tout, ronge jusqu’à notre âme, gâche notre être ensemble, nous isole et nous met en compétition. Chronique désespérée et cynique d’un monde prêt à bousiller l’humain pour sauvegarder le marché, prêt à faire confiance aux valeurs virtuelles plutôt qu’au concret. Le plateau est immense, salement éclairé, des néons blancs, pas de coquetterie donc. C’est froid, inesthétique, interchangeable. Chaises et canapés noirs impersonnels structurent l’espace. Seule fenêtre colorée dans ce décor glacé, une pièce vitrée, tapissée chaudement qui s’illumine parfois au loin. Le texte sonne comme une litanie, les mots s’enchaînent se reprennent, phrases identiques et pourtant légèrement modifiées. Falk Richter joue dans l’incantation avec micro - jusqu'à nous perdre. D'où vient cette voix qui parle, où se cache le diseur. A jouer ainsi avec nos perceptions Richter brouille les genres, notre regard s'attache aux danseurs là-devant alors que la voix nous vient de derrière, cachée. L'important c'est le sens, et ce mouvement devant nous qui dit autant que le texte avec une musique techno, rock, qui déchire et accompagne. Rien de dansant, une sorte de mélodie triste qui dit la rage rentrée, l'acceptation. Alors oui hurlons dans le micro, puisque nous ne savons plus communiquer. Encore faut-il encore savoir comment crier. Ils sont tous là, les quatre danseurs, les cinq acteurs, serrés sur les canapés dans une thérapie de groupe pour enfin exprimer toute cette colère. “Allez aboie”, incite le coach. Un pauvre miaulement sort du gosier de la malheureuse. Impossible de sortir un cri, notre société nous a appris à encaisser sans rugir. Une jeune femme dit la vacuité d'une l’existence superficielle qu’elle promène sur Ku'damm, trompant l’ennui en s’achetant une robe Prada. Clin d'oeil à l'environnement de la Schaubühne, implantée en plein quartier bourgeois et clinquant. Ce ne sera pas le seul, Richter convoque les actualités berlinoises, les chaines de supermarché qui ferment, la mairie, les projets immobiliers, et même la RAF. La musique se dirige derrière un ebook, le DJ est enveloppé dans un blouson étriqué argenté, un personnage s'arrête au centre Pompidou siroter un latte machiato devant des vidéos. La pièce tournerait-elle en cercle fermé sur le milieu bobo artistique berlinois? Non, Richter dépasse ça, dépasse Berlin, dépasse son environnement et ses préoccupations d’artiste subventionné mal dans sa classe sociale. Avec Anouk Van Dijk, chorégraphe flamande avec qui il collabore pour la deuxième fois, il nous parle d'autre chose, d'un élan brisé dans la course effrénée de nos sociétés occidentales. Du sens qui se part. De l'urgence de créer. Ils sont beaux ces danseurs, ces acteurs, ce qui est beau c’est que tout se mêle, les danseurs éructent au micro, les acteurs s’écroulent à terre comme des serpents pris de frénésie. L’interprénétation des disciplines n’est pas feinte, ni revendiquée, elle EST sur scène, là devant nous. C’est d’une vitalité désespérée(-ante). Anouk Van Dijk déséquilibre les corps, ils tombent mais se relèvent, ils ne trouvent plus la bonne marche pour aller droit (et vers où?), mais ils s’agitent avec tant de rage, que ça en est touchant. Le spectacle est un peu trop long peut-être, comme un défaut de formatage, ou alors est-ce du à ce "work in progress", si cher à Ostermeier, ce temps de création qui prend son temps, qui laisse place à l'évolution, qui n'a jamais dit son dernier mot. Trust porte le sceau de la Schaubühne et de son directeur Thomas Ostermeier. C’est aussi ça que j’aime ici, cette signature d'un théâtre traversé par des préoccupations obsessionnelles que les artistes prennent le temps de mûrir, et puis ce jeu physique, cette manière d'être sur scène, qui n’appartient qu’à ce lieu, cette obsession de la bourgeoisie, du couple, de l'être ensemble. Un théâtre politique dans son propos et dans sa manière de se faire. A la fin de Trust, la salle s'emballe. Je suis moi aussi touchée par cette performance généreuse. Il ne nous reste plus qu’à méditer sur cet immobilisme, sur cette paralysie d’une époque incapable d’inventer de nouvelles idéologies. Le système nous broie, nous avançons sans confiance aucune, mais déployons encore une agitation vaine pour continuer à vivre. Puisque le sens se perd, essayons d’en mettre sur nos spectacles. On sort de cette pièce sans espoir, mais convaincus malgré tout qu'il nous faut continuer à aboyer, malgré tout. Cela me rappelle une interview magnifique de José Saramago lors de la sortie de son livre "La lucidité. En épigraphe de l’ouvrage on pouvait lire “Hurlons, dit le chien”. Pour Saramago c’était l’injonction, l’unique possibilité de s’en sortir tête haute”. “Ce chien, c'est vous, c'est moi, c'est nous tous. Jusqu'alors nous avons parlé, nous nous sommes exprimés sur de multiples sujets sans nous faire véritablement entendre. C'est pourquoi, il faut à présent hausser le ton. Oui, je crois que le temps du hurlement est venu."

2 commentaires:

mrbonsoir a dit…

merci pour le conseil, j'y suis allé hier soir au Schaubühne et je n'ai pas regretté. J'ai trouvé très beau tous ces corps qui tombent et s'écroulent. Sais-t qui a composé la musique?

steffi a dit…

Bonsoir MrBonsoir. Oui, je connais le nom du musicien, il s'agit de Malte Beckenbach, le dj que t'as pu voir sur la scène de Trust. Il bosse beaucoup avec Richter (depuis la pièce Gott ist ein DJ) et en général avec la Schaubühne. C'est marrant que tu aies retenu la musique parce que si je me souviens bien moi elle m'avait semble assez "facile" ou du moins attendue. Mais c'est assez flou dans mon souvenir.