Regard curieux sur une capitale en MOUVEMENTS

°théâtre°danse°performances°musique°acrobaties°bruit°mots°


.

mardi 30 juin 2009

Je n'aurai jamais vu danser Pina Bausch


Pina Bausch s'est éteinte à l'âge de 68 ans. Sûrement la plus grande chorégraphe allemande. Ce matin Sasha Waltz lui écrit une lettre :
"Liebe Pina,
du warst die wichtigste Bezugsperson für so viele Tänzer, Choreographen, Regisseure, Bildende Künstler. Dein großes Herz und deine Neugier, deine tiefe Humanität, deine Offenheit hat Ausdruck gefunden in deiner Arbeit, deinen vielen unbeschreiblichen Stücken aber auch in den letzten Jahren in deinem „Fest mit Pina“, wo du uns alle an deinen Tisch geladen hast, mit dir das Leben und den Tanz in all seinen Schattierungen zu feiern.
Ich versuche meinen Kindern zu erklären, wer du bist und kann nur sagen: Sie ist die Mutter des modernen Tanzes in Deutschland.
Sasha"
"J'essaie d'expliquer à mes enfants qui tu es et je peux juste leur dire : elle est la mère de la danse moderne en Allemagne".

France culture publie un très bon dossier sur son site.

Je joins également un article de Vincent Dieutre, paru en 2008 dans les Lettres françaises et repris ce matin par l'Humanité. Il dit bien ce que représentait la danse de Pina Bausch et ce qu'elle était devenue aujourd'hui.

"Voilà, je l’ai reçu ! Le programme de la prochaine saison du Théâtre de la Ville et le formulaire d’abonnement sont arrivés, signalant doucement dans la boîte à lettres la fin du printemps. Comme chaque année depuis bientôt dix ans, je vais l’éplucher patiemment. Comme chaque année, je vais tout de même me dépêcher ; on ne sait jamais, d’autres pourraient me doubler et rafler la place tant attendue, celle pour laquelle on se donne tout ce mal, celle pour laquelle on ne préfère pas miser sur des complicités au bureau de presse, celle pour laquelle, finalement, on a commencé de s’abonner : la place pour le prochain spectacle de Pina Bausch qui immanquablement viendra couronner la saison, début juin et que, pour rien au monde, on ne raterait…
Mais cette année, un doute me saisit alors que je coche dans un geste quasi machinal, sans même avoir regardé ce que je choisirais parmi les dizaines d’autres spectacles proposés, la case Pina B. Oui, je ne sais finalement pas pourquoi j’y mets cette urgence fébrile, pourquoi je n’y regarde pas à deux fois. Une pensée me vient que je vous soumets comme elle arrive, en forme de méditation de rentrée…
Je ne m’étendrais pas sur le travail de Pina Bausch : on a déjà tant écrit dessus, ni ne tenterais un énième panégyrique d’une oeuvre « incontournable » (comme on disait au XXe siècle) ; non, ce qui me turlupine, c’est essayer de comprendre ce qui, quasiment trente ans après le cataclysme inaugural que fut pour moi la rencontre avec Nelken dans la cour d’Honneur du palais des Papes d’Avignon, résiste encore non seulement à l’oubli, l’érosion, l’affadissement, mais aussi et surtout à l’irruption d’autres figures, plus tranchantes, dans le champ de mes expériences esthétiques. Et ne croyez pas qu’il s’agisse là d’une préoccupation singulière ou d’une fidélité égoïste aux engouements d’un autre temps ; cette année encore, j’ai pu le constater en laissant vaquer mon regard sur les spectateurs présents lors de la dernière migration parisienne de printemps du gang de Wuppertal : tous sont comme moi, tous attendent le miracle imperturbablement, tous savent pourtant qu’ils n’en recueilleront plus que les échos fanés, tous pourtant seront encore là l’an prochain, et tous n’en retireront qu’une amère certitude : ça n’est plus ça… Mais…
Oui, je les regarde qui applaudissent mollement ou, comme moi, pas du tout. Chaque année, il s’en trouve bien quelques-uns (des nouveaux sûrement, ou des trop jeunes pour savoir…) qui se lèvent et hurlent d’enthousiasme, mais les printemps passant, ils se font plus rares, plus isolés et nous, les blessés, les observons avec envie. Comme à chaque fois Elle va venir saluer, sans conviction dorénavant : Elle aussi Elle sait… on dirait qu’Elle n’y croit plus et qu’Elle s’étonne de notre acharnement à être là, Elle qui y est si peu. Mais Elle le fait pour ces incroyables danseurs qu’Elle a amenés encore une fois à donner tout ce qu’ils ont d’énergie désespérée, malgré tout.
Quelquefois, on y a cru à nouveau : c’était reparti comme en soixante-quatorze. Mais une réalité s’impose : du mythique Tanztheater de Wuppertal des années 1975-1985 ne reste plus que ce grand déballage annuel en forme de revue éparse, dont, certes, quelques numéros continuent de déchirer l’âme et le ciel de la routine culturelle, mais dont chacun de nous devine qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il y a eu l’année où Elle a dansé pour la dernière fois (Danzon) et où je vis une salle entière en larmes, puis ce fut tout le noyau d’origine qui se retira progressivement, puis cette sorte de perfection formelle aphone et insistante, qui continue de se déliter somptueusement printemps après printemps, de résidences de travail (Palerme, Sao Paulo, Istanbul, etc.) en irruption anecdotique de nouvelles têtes (corps ?) surdouées.
Pina paie-t-elle le crime d’avoir touché trop profond le nerf de son temps, en une décade de surchauffe artistique où le Tanztheater aurait représenté par trop foncièrement le malaise d’un moment de l’Europe pour que l’intensité inouïe des expériences menées puisse s’installer dans le long terme de l’institution ? Déjà, alors qu’elle tournait Un jour, Pina m’a demandé en 1982, Chantal Akerman affirme avoir été quelque peu effrayée par l’incroyable puissance démiurgique du « système Pina » alors à son paroxysme, par sa terrible et évidente urgence… Je la comprends mieux aujourd’hui quand je constate que les simples bribes de cette urgence, traînant encore çà et là au détour des déceptions annuelles programmées, arrivent encore à nous secouer comme les répliques d’un séisme perdu. Faut-il y voir un « cas Pina Bausch » comme Nietzsche décrivait un Cas Wagner ? N’observe-t-on pas cette dimension déceptive chez tous les « grands » de la modernité (et, côté cinéma, chez le Godard d’après Passion) ? Faut-il savoir se départir un jour d’une oeuvre d’art total fondatrice et irrémédiable comme seul sait en générer l’art allemand ? D’où vient notre acharnement à la vouloir réanimer alors qu’elle gît là, sur la scène, sous perfusion, à peine agitée de spasmes déjà nostalgiques… Le pire étant que je ne suis pas très « danse »…
Vient-on payer une dette ? Non, c’est autre chose… Depuis longtemps, d’autres sont venus, Keersmaeker, Lauwers, Vandekeybus, renouveler le contingent des admirations folles. Mais ce que je dois à Pina, c’est bien plus que de m’avoir, à vingt ans, révélé le monde et la beauté des choses… C’est aussi et surtout, dans l’étourdissant succession des révélations de saison qui nous enivre tous, de revenir chaque année à l’orée de l’été faire état modestement de la douceur du retrait, d’en exposer sans reniement aucun l’ingrate subtilité. Peut-être se trouve-t-il là le secret de notre fidélité fiévreuse : nous tous, tapis dans le noir, n’attendons rien de cette création annuelle qu’on sait déjà moins forte que la précédente, avec l’inéluctable pertinence d’une marée basse. Mais si nous sommes là, sans acrimonie, à ne rien vouloir perdre de cet effacement, c’est que, cette année encore, Pina et les siens nous inviteront à maintenir le cap du « pourquoi ? » quand les « pourquoi pas ? » nous rongent, à nous remettre au diapason d’une certaine exigence pérenne souvent mise à mal par l’inflation des radicalités.
À l’année prochaine, si tout va bien : je viendrais encore prendre des nouvelles, pas toujours bonnes, de la défaite des corps et des villes traversées ; tendrement, j’en profiterai pour réapprendre de Pina et de sa lassitude entêtée à quelle hauteur je dois placer la barre. Il en va de ma vie.
Vincent Dieutre".

Aucun commentaire: